“Noise” : une analyse des faiblesses du jugement humain qui fait du bruit
Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC (Education Track), s'est associé au prix Nobel d’économie Daniel Kahneman et au juriste Cass Sunstein pour publier Noise, un ouvrage monumental qui traite de l'erreur humaine. Le trio réinvente ainsi un terme pour désigner cette variabilité du jugement qui imprègne la prise de décision, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Dans une interview exclusive, Olivier Sibony nous fait découvrir le travail novateur de ces trois auteurs qu'un grand quotidien britannique a surnommé « le boys band des provocateurs intellectuels » (sic).
(© Little, Brown and Company)
Ecoutez le podcast spécial Knowledge@HEC (en anglais) avec Olivier Sibony :
« Le bruit est une source d'erreur aussi importante que les biais. Il n'a pas de cause évidente et les humains ne sont pas naturellement équipés pour y faire face. Et pourtant, il a d'énormes ramifications sociétales, juridiques et philosophiques sur nos systèmes judiciaires, médicaux, commerciaux et éducatifs, pour ne citer que ceux-là ». Depuis son domicile parisien, Olivier Sibony évoque la substance d'une œuvre majeure écrite à six mains, qui a conquis le monde de l’édition quelques jours après sa parution, au mois de mai dernier (NDLR : la traduction française est parue chez Odile Jacob le 29 septembre dernier). Dès sa publication, ce livre de 454 pages s'est hissé dans les listes de best-sellers établies par le New York Times, le Washington Post, le LA Times et le Sunday Times.
« Tout chercheur, décideur, dirigeant ou consultant devrait lire ce livre », suggère le Washington Post. « (Un) tour de force d'érudition et de clarté », s'enthousiasme le New York Times. « "Noise" est sans doute le livre le plus important que j'ai lu depuis plus d'une décennie », écrit l'auteure du best-seller Grit, Angela Duckworth, avant d'ajouter : « Une idée véritablement nouvelle, tellement importante que vous la mettrez immédiatement en pratique. Un chef-d'œuvre. ». Parallèlement, la journaliste du NYT souligne son utilité pour un monde vivant ces temps-ci en crise permanente : « Nous vivons un moment de polarisation rampante et de méfiance à l'égard des institutions fondamentales qui sous-tendent la société civile. L'éradication du bruit qui conduit à des décisions aléatoires et injustes nous aidera à retrouver la confiance les uns envers les autres. »
Définir le bruit
Le concept même de « bruit » proposé par les auteurs est très éloigné de sa définition originale en vieux français : « vacarme, perturbation, tumulte, rixe ». Au contraire, les auteurs le décrivent comme un rôdeur, quasi-invisible : « Dans les conversations publiques sur l'erreur humaine et dans les organisations du monde entier, le bruit est rarement identifié », notent-ils. « La partialité est la star. Le bruit est un acteur secondaire, généralement en dehors de la scène ».
Dès le départ, les auteurs décrivent la différence entre les deux : le biais définit des déviations systémiques, il est cohérent, intrinsèquement causal et facilement définissable. Alors que le bruit est ce que les auteurs appellent une « dispersion aléatoire ». Olivier Sibony nous précise cette conception : « Les gens font des jugements différents, et des erreurs différentes. Une partie des erreurs est partagée : c'est le biais. Mais il existe une variabilité dans leurs erreurs, des erreurs qui ne sont pas partagées. C'est ce que nous appelons le bruit. Il a un impact sur tous les jugements professionnels pour lesquels nous attendons de la cohérence : juges, médecins, enseignants, assureurs… Dans une organisation, les gens supposent qu'ils prennent leurs décisions de la même manière ; et nous supposons que les erreurs, s'il y en a, sont constituées de biais. Mais nos recherches montrent qu'il existe également une quantité inquiétante de bruit, qui est à l'origine d'erreurs coûteuses et d'injustices. »
Evaluer le bruit
Olivier Sibony, Daniel Kahneman et Cass Sunstein proposent de très nombreux exemples dans leur livre. Paradoxalement, lorsque le professeur d'HEC et le professeur de psychologie de l'Université de Princeton ont commencé leurs recherches il y a cinq ans, ils n'étaient pas sûrs que cela mériterait plus qu'un article : « Nous avons tous tendance à sous-estimer le bruit, parce que nous nous concentrons trop sur les préjugés », observe Olivier Sibony. Cependant, au fur et à mesure qu'ils accumulaient des preuves de l'existence du bruit dans des domaines aussi divers que les admissions dans les universités, la prise de décision dans les entreprises, l'embauche, la garde des enfants, la justice, l'analyse des empreintes digitales ou les prévisions économiques, ils ont pris conscience du besoin d'avoir à leurs côtés un juriste spécialiste des décisions publiques, et ont donc invité Cass Sunstein à se joindre à leur projet il y a trois ans.
Pour mieux comprendre le phénomène du bruit, Olivier Sibony s'appuie sur l'évaluation des risques dans le secteur de l’assurance : « Les souscripteurs font des jugements lorsqu'ils évaluent les risques, nous avons donc mesuré les différences moyennes entre deux souscripteurs experts qui examinent le même risque. Les dirigeants de la compagnie d'assurance ont estimé que la différence médiane entre deux experts serait d'environ 10 %. Ils pouvaient s'en accommoder. Mais nous avons découvert que le chiffre était plus proche de 55% ! C'est cinq fois plus ! En d'autres termes, le bruit est plusieurs fois supérieur à ce que les gens attendent ou à ce qui est jugé tolérable dans une organisation. Et nous le constatons à chaque fois. »
Des outils pratiques pour combattre le bruit
Les analyses réalisées sur des affaires pénales ont révélé des disparités similaires : « Pour les affaires décrites de manière très schématique et simplifiée, laissant peu de place à la variabilité, nous avons constaté qu'il y avait 3 ans et demi de différence moyenne entre les peines prononcées par différents juges. Là encore, c'est énorme ».
Pour les trois chercheurs, il ne s'agit pas d'une question de liberté d'appréciation, mais d'un problème systémique : « Les gens ne sont tout simplement pas conscients du bruit et de l'ampleur du problème. Nous avons donc imaginé des audits de bruit qui mesurent la variabilité. » Les trois auteurs proposent donc des méthodes pour aider les dirigeants à réaliser des audits de bruit destinés à améliorer les prédictions et les décisions de groupe. Ils proposent également une liste de questions permettant d'éviter les erreurs. Parmi celles-ci, citons : « Les alternatives ont-elles été pleinement envisagées, et les preuves qui les soutiendraient ont-elles été activement recherchées ? ». « Des données ou des opinions inconfortables ont-elles été supprimées ou négligées ? » « Le jugement s'est-il fortement appuyé sur des anecdotes, des histoires ou des analogies ? Les données les ont-elles confirmées ? »
« Nous avons voulu donner au lecteur des outils pratiques pour faire face au bruit dans les organisations », poursuit Olivier Sibony, passionné par le sujet. « Cela nous a conduit à ce que nous avons appelé "l'hygiène décisionnelle". Un terme un peu rébarbatif, mais c'est intentionnel, car il envoie un message clair : nous ne pouvons pas identifier toutes les sources de bruit, tout comme nous ne pouvons pas voir tous les germes sur nos mains, mais nous allons les combattre et nous allons gagner. C'est une bataille qui doit être menée chaque jour, comme une bataille pour l'hygiène dans un hôpital où vous devez absolument vous laver les mains. La réduction du bruit, comme l'hygiène, est une mesure préventive - nous ne pouvons pas savoir ce qu'ils ont empêché, mais ils sont très efficaces. »
Hygiène de la décision et Covid-19
Les trois auteurs ont passé la majeure partie de ces dernières années à passer au crible un grand nombre d'études de cas pour trouver des antidotes efficaces au bruit. Ils pensent que leur application permettra de réduire les coûts, d'instaurer un processus décisionnel plus juste et plus humain et d'améliorer la confiance dans nos systèmes judiciaires, politiques, éducatifs, financiers et sanitaires. Comme l'écrit Steven Brill, co-PDG de Newsguard, Noise est un « guide pratique bienvenu pour rendre la loterie de la vie beaucoup plus cohérente ». Il est publié à un moment où la pandémie de Covid-19 a ébranlé les convictions du monde entier, exacerbant ainsi ce sentiment de vivre dans une loterie : « Le Covid-19 met le bruit sous une lumière plus crue », poursuit l'auteur de « Vous allez commettre une terrible erreur » (Flammarion). « Par exemple, j'ai été frappé par la façon dont les pays européens ont réagi différemment à la même série de faits sur les effets secondaires négatifs de l'un des vaccins. Malgré un objectif commun - sauver des vies -, les autorités sanitaires de chaque pays ont pris des décisions différentes. Nous ne savons pas qui a raison et qui a tort, mais si leurs conclusions sont différentes, elles ne peuvent pas toutes avoir raison. Il s'agit d'un exemple de bruit dans un domaine où nous ne pouvons généralement pas le voir. En utilisant davantage les techniques d'hygiène décisionnelle que nous décrivons dans le livre, nous verrions moins de variabilité et davantage de meilleures décisions. »
Une dernière réflexion pour résumer ce livre, certainement destiné à figurer aux côtés d'autres ouvrages tout aussi novateurs, comme Thinking, Fast and Slow (Daniel Lahneman) et Nudge (Richard Thaler et Cass Sunstein) « Partout où il y a du jugement, il y a du bruit, et probablement beaucoup plus que vous ne le pensez », conclut Olivier Sibony avec un sourire complice.
Le 7 octobre prochain, à 19h, Olivier Sibony échangera avec son co-auteur Daniel Kahneman, professeur émérite à l'université de Princeton et lauréat du prix Nobel de sciences économiques en 2002.
Le titre de Docteur Honoris Causa d’HEC Paris sera remis à Daniel Kahneman à l'issue de cette conférence « HEC Talks ».
La conférence se déroulera sur le campus d'HEC, et sera également diffusée simultanément sur LinkedIn Live et Youtube.